Presse et commentaires
Jean-Marc Chapoulie
Textes du catalogue de « Connivence », Biennale de Lyon 2001
« En ce moment, Véronique Aubouy tourne la page 248 du livre A l'ombre des jeunes filles en fleur. Elle attend un lecteur. Elle a déjà refermé le premier tome Du Côté de chez Swann. Trente heures réalisées sur huit ans. Ça sonne comme une sentence. D'autres ont pris 20 ans. Elle, peut-être, en prendra quarante pour refermer définitivement A la Recherche du Temps perdu de Proust. Une vie. C'est la grande affaire du portrait, portrait de l'homme et de la terre . C'est le grand intérêt à cette chose-là qu'on appelle une image, saisir le « jeu à mort de l'identité, l'obscur commerce avec soi ». C'est la capacité à manier l'image en la rendant physique, comme l'image du miroir, Proust lu est un art primitif autant qu'industriel. Véronique Aubouy est un opérateur Lumière en 2001. »
Jean-Marc Chapoulie, Commissaire à la Biennale de Lyon 2001
André S. Labarthe
« Proust masqué »
« Proust est un monument qu'il faut visiter la nuit, entre deux sommeils, à la lueur d'une lampe de poche. Ainsi s'exprime la franc-maçonnerie proustienne. Plaisir d'insomniaque, plaisir sans partage. La Recherche se conjugue à la première personne du singulier. Sa lecture est modulable - infiniment modulable - mais inaudible : elle part de l'œil et atteint directement l'oreille interne, sans séjour intermédiaire dans le monde extérieur. Véronique Aubouy brise le tabou. Plongée dans le projet insensé de filmer intégralement La Recherche, elle cumule les crimes de lèse-majesté en présentant une lecture à voix haute (trahison de l'intimité consubstantielle à l'écriture proustienne), plurielle (atteinte impardonnable à l'unité rythmique du texte), tyrannique (elle impose sa vitesse à l'auditeur), polluante (comment supporter d'autres idiosyncrasies que la sienne ?). En d'autres termes : ce que l'orthodoxie proustienne qualifierait de lecture empêchée. Qui en effet, ne s'estimerait contrarié dans son confort s'il était obligé de changer dix fois de véhicule pour se rendre de Paris à Lyon ? Au fond le scandale de cette lecture, c'est qu'elle introduit des corps dans La Recherche. Qu'elle fait de Proust le lieu d'incarnations successives et incontrôlables. Inversion aléatoire des sexes, polyphonie des accents, déplacement des décors, carnavals d'identités substituables. Bal masqué.»
André S. Labarthe
Philippe Piguet
Texte du catalogue de l'exposition « Eternelles vanités », Fondation Guerlain 2004
On se souvient qu'en son temps, Marcel Proust attaqua violemment la célèbre méthode de Sainte-Beuve selon laquelle l'œuvre d'un écrivain serait avant tout le reflet de sa vie. Que dirait-il alors de la démarche de Véronique Aubouy ? Depuis 10 ans que celle-ci fait lire A la recherche du temps perdu à toutes sortes de personnes devant sa caméra, force est de reconnaître que son œuvre colle bel et bien à son quotidien. Mais qu'est-ce qui peut bien amener un artiste à vouloir faire œuvre d'une œuvre aussi monumentale que celle de Proust ? Une œuvre qui est tout à la fois observation et introspection, le monde et le moi, « l'histoire d'une époque et d'une conscience» (R. Fernandez). Qu'est ce qui peut donc en effet l'agir ainsi, sinon la vanité ? Le choix de Véronique Aubouy est d'autant plus singulier qu'elle s'est inventé un mode peu banal : demander à des lecteurs de lire en ligne, à raison de deux pages environ par individu, l'ouvrage de Proust, tout en les filmant dans le contexte d'une mise en scène décidée par eux. Aujourd'hui qu'elle a dépassé les 500 lecteurs, qu'elle dispose d'un film de quelques 50 heures, Véronique Aubouy a calculé qu'elle en avait encore pour une trentaine d'années avant d'atteindre le mot fin.
Intitulée de façon générique Proust Lu, suivi d'une expression propre au lieu où elle la montre, son œuvre connaît chaque fois un mode d'exposition inédit. Proust Lu/ Installation Guerlain met parfaitement en exergue cette mesure de vanité. La reproduction monumentale du photogramme d'un lecteur sur laquelle s'abîment successivement son visage, la photo d'un ancêtre et, plus loin encore, la figure de Proust lui-même, y est associée à un mini cube en carton, façon stéréoscope, dans lequel est diffusé le film, seulement visible à travers une fente. Curieuse vanité, en somme !
Philippe Piguet, commissaire de l'exposition.
Françoise Nicol
Chapitre 10 de Proust et les images, livre paru aux éditions Presses Universitaires de Rennes, sous la direction de Jean Cléder et de Jean-Pierre Montier
« Proust Lu, un film vidéo de Véronique Aubouy ou le secrétariat du temps »
Extrait :
« Loin de porter atteinte à l'œuvre du grand romancier, « Proust Lu » s'installe à côté de La Recherche tout en ayant sa source en elle, comme l'entreprise accompagne la cinéaste qui l'a conçu. C'est un déplacement d'ordre métonymique. Sur la durée qui se déploie dans l'œuvre de Proust est échaffaudée une autre forme de durée, celle des lectures. Comme la première, elle a pour condition d'existence la mémoire - c'est encore la tradition qui est en jeu. Dans cette nouvelle durée sont intimement liés le passé, le présent, et un avenir indéterminé puisque les lecteurs vont continuer à se succéder. Décidément, Véronique Aubouy parcourt les mêmes paysages que celui à qui elle paye tribut.»
Télécharger le texte de Françoise Nicol, 10 pages (.pdf)
Françoise Nicol
Interview parue en avril 2005 dans la revue « Sites », Volume 9, tome 2.
« La cinéaste Véronique Aubouy, créatrice de nouveaux textes »
Sites est une revue américaine d'études contemporaines françaises et francophones.
Extrait :
« Mon grand-père qui a lu deux pages de La Recherche est mort à présent, comme d'autres lecteurs de « Proust Lu ». De plus en plus... Imaginons que je fasse lire à une petite fille, à la fin de ma vie : le jour où mourra le dernier des lecteurs, près de deux cents ans se seront écoulés sans doute. Ce sera la durée concrète de vie de mon œuvre. Peu et beaucoup à la fois. Je vois ce film comme une sorte de matière incandescente, source d'énergie qui a pris vie en 1993 et s'éteindra bien après moi, passera du rouge à l'orange avant de se refroidir et ne vivra qu'autant que ses lecteurs vivants la porteront. Ma vie se prolongera ainsi d'autant. »
Véronique Aubouy ne rêve pas d'éternité, mais souhaite simplement que l'énergie qu'elle a suscitée subsiste un peu au delà de sa propre vie. L'image de la matière apparaît à plusieurs reprises dans ses propos pour se combiner à celle de la plante. En effet, le film en cours est une « matière à travailler » comme la glaise du potier mais elle est en même temps une matière organique qui a son existence propre : « le film est une matière qui m'appartient, que je maîtrise, que je travaille. Mais je me suis aperçue qu'il y a des ramifications, comme poussées toutes seules.» Ce sera le leitmotiv de notre échange. »
Nous n'avons pas l'autorisation de reproduire l'interview dans son intégralité.
Pour plus de renseignements, joindre la revue.
« Sites, Contemporary French and Francophone Studies », Taylor & Francis Group Ltd,
4 Park Square, Milton Park, Abingdon, Oxfordshire, OX14 4RN, UK.
http://www.tandf.co.uk
Louise Svanholm
Interview publiée dans « Bulletin #3 », december 2006-january 2007
« Waking in Proust »
« Proust as a giant reading project - freed from the dominance of actors and with mispronunciation as a creative force. Véronique Aubouy has dared to carry Proust into modern video art in a democratic and endless process.»
Télécharger le chapitre entier (.pdf, 8 pages)
Publisher : Multivers, Copenhagen and La Société Danoise des amis de Marcel Proust,
Editors : Jørgen Bruhn and Louise Svanholm
Graphic design : Jeanne Betak Cleemann
L'interview est en danois. Une traduction en anglais sera bientôt en ligne sur ce site.
« Proust Lido »
On en parle jusqu'au Brésil...
Article paru en juillet 2009 dans "Fw...mag" (Brésil).
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Léa Gauthier
Rédactrice en chef de la revue « Mouvement »
« J'avais le vertige de voir au-dessous de moi, en moi pourtant, comme si j'avais des lieux de hauteur, tant d'années. »
Marcel Proust, Le temps retrouvé.
Proust lu est le travail d'un vertige, là où pris dans un mouvement continu, le lecteur, le texte, l'image constituent à travers les lectures singulières comme des vagues, des mouvements de rassemblements puis de séparation. Autant de brisures enchaînées qui deviennent étalon d'existence, d'expérience. Le projet de Véronique Aubouy s'étend sur des décennies, trois, peut-être plus. Proust lu est une totalité improbable, comme un défi lancé au temps, une reprise du jeu d'écriture de Proust, à la lisière, impossible. Chaque séquence se ramène à la perception non seulement d'un bout de texte mais aussi d'une fenêtre sur l'individualité du lecteur : là où le texte est habité, là où il est mis en scène dans l'apparat du quotidien. Ces centaines de moments répétés selon un même rituel pourtant chaque fois différent, ont l'artiste comme trait d'union. Pour Véronique Aubouy, cette performance est l'expérience toujours reconduite des conditions d'énonciation, des possibilités que le temps et l'espace ont de sortir d'une universalité littéraire pour s'incarner dans le moment unique de la lecture, dans ce lieu de tensions qu'est l'image en mouvement.
Proust lu est le travail d'un vertige, là où s'effectue un décentrement permanent. Toujours s'enchevêtre dans l'image une pluralité de sujets (Marcel Proust, Véronique Aubouy, le lecteur idéal, le lecteur singulier, le spectateur, la voix, le décor, etc...), tous y coexistent simultanément, sans hiérarchie réelle. De la même manière, fiction et documentaire se lovent dans le film sans fin pour offrir un déplacement constant qui fait vaciller toute appréhension unilatérale du réel. L'œuvre devient le prisme d'éclatement et de rassemblement simultané des perceptions. Dès lors, Proust lu n'a pas d'espace possible d'exposition. Plus exactement, l'espace d'exposition est, à chaque moment du processus, totalement incertain et ne saurait s'affirmer qu'en tant que tel. Proust lu ne trouve son espace que dans le déploiement, dans le creux c'est-à-dire dans l'espacement permanent qui permet au spectateur de le peupler. Par le statut d'œuvre majeure du texte lui-même, l'image devient aussi le miroir d'une identification culturelle, d'une projection qui est tout à la fois la plus universelle et la plus personnelle. Ainsi lorsque Véronique Aubouy désire continuer cette expérience artistique à travers des résidences au Mali ou en Algérie, c'est aussi, à travers le miroir éclaté de l'œuvre de Proust signaler la charge politique contenue dans cet écartement de l'espace/ temps, où la fiction offre aux réel un futur. Proust lu est aux croisements des disciplines comme des modes d'énonciation ou de lecture, il est l'expérience d'un futur performé.
Léa Gauthier, juin 2003
Diane Watteau
Devenir fictif « en te prenant pour Proust ». Il y a celles qui font des programmes à vie comme moule à vivre... Véronique Aubouy, une artiste à programme.
Février 2007
Faire de son œuvre une vie ou de sa vie une œuvre d'art... Véronique Aubouy s'engage « à vie » avec La Recherche du temps perdu de Marcel Proust. Elle s'enferme dans le programme ou le protocole d'une vie. Le transfert sur Proust existe déjà dans Fils pour Doubrovsky : « comment ne vois-tu pas qu'en te prenant pour Proust, ou en prenant le lecteur pour ta mère et/ou ton analyste, en te passant toutes les complaisances, tu as nui à ton roman, tout comme tu as nui à notre vie, en pensant que tu étais Marcel, et moi ta mère » (p. 333-334). Il se poursuit dans l'oeuvre Proust lu de Véronique Aubouy, hantée par Proust. Littéralement.
« Je filme depuis 12 ans des gens qui lisent à la Recherche du temps perdu. Dans l'ordre du roman. Des lecteurs de tous horizons. En tous lieux. Chacun lit deux pages. » Voilà le protocole de Véronique Aubouy qui travaille un « je » sous la tutelle de Marcel Proust, un je évidemment pluriel. André S. Labarthe fait sa propre mise en scène en lisant et demandant à une jeune femme nue de venir s'asseoir près de lui. Il a collé les deux pages de Proust à l'intérieur du Voyage au bout de la nuit de Céline. Hubert Saint-Macary se couche pour lire, exprès. Thomas Salvador (metteur en scène et alpiniste) lit dans une performance burlesque, il tient en équilibre dans les airs pendant 6 minutes en lisant Proust, coincé entre les chambranles de la porte. Véronique Aubouy, une homonyme de l'artiste, lit ses pages. Ludwig Trovato, transgenre, fille devenue homme, lit un je désordonné.
Le projet - « faire lire Proust intégralement » - durerait plus que la vie de Véronique Aubouy... C'est en tout cas, ce qu'elle espère. Elle souhaite que ce projet soit inachevé avant sa mort. Ce projet la tient debout. Son rapport à Proust a toujours été amoureux. A un moment, elle a vécu par lui, elle ne mangeait plus. Elle ne faisait que lire et rêver. Elle n'aimait plus. Elle n'était plus amoureuse. Elle vivait dans une fiction. La solution face au danger de l'imaginaire est de fabriquer un destin à travers l'autre. Découper le roman arbitrairement : faire lire deux pages par une personne, la filmer puis classer, ranger, archiver, inventorier en une liste les lecteurs. Découper semble la solution trouvée par l'artiste pour pouvoir être tranquille émotionnellement et mettre au loin l'œuvre, ses personnages qui l'ont habités, le transfert sur l'auteur et sa biographie. Ce mode opératoire existentiel, faire un film proustien sur la sensation et le temps, ce n'est pas faire de la littérature, devenir écrivain, mais pouvoir vivre une relation avec Proust grâce à l'art. Elle reprend à l'envers une phrase de Proust significative : « la reprise perpétuelle assurait qu'elle passe sa vie avec lui ». Le projet est bien dessiné.
Le roman devient parlant, s'incarne, prend vie, devient images. Véronique Aubouy aurait pu lire elle-même le roman du début jusqu'à la fin. Mais elle a choisi de le faire lire. Les multiples échos, les rencontres deviennent autant un discours social qu'une lecture intimiste. Elle éprouve une jouissance quand une femme lit les confidences d'un personnage masculin de Proust. « Une femme dans un corps d'homme » comme Albertine pour Charlus. Elle offre ainsi un univers mixte où les êtres sont interchangeables.
Devenir celle qui réorganise le rapport entre l'écriture et le lecteur est un défi esthétique et une réappropriation de Proust. Quand elle expose ses films, Véronique Aubouy travaille le temps, l'endurance et la durée. Elle cherche l'immersion dans Proust. Quand elle installe à Fribourg en 2001, Proust lu, 30 heures de bandes vidéo, elle crée un dispositif convivial pour vivre Proust : des lits, un visionnage pendant deux jours, des tapis, de quoi se restaurer. Son goût pour la lecture continue de Proust en temps réel, sera reconduit ce printemps dans le centre Khiasma (aux Lilas, près de Paris) avec des performances pendant les 60 heures maintenant d'enregistrement des 3 premiers tomes de La Recherche. Le projet s'incarnera encore dans la lecture intégrale du tome 4 sur Internet, par webcams interposées très prochainement.
Donner une forme au temps, réguler pour archiver permettent à tous les artistes (Opalka, On Kawara, Joseph Grigely,...) qui font résonner leur œuvre à travers un programme, leur permettent donc d'enregistrer leur propre existence à travers une utopie. Dans le cas des programmes comme œuvre d'une vie, appréhender matériellement l'infini, à travers le corps, la vie de l'artiste, c'est une manière de « border le vide ».
Autres interventions de Diane Watteau
Article publié dans Les Inrockuptibles, numéro 598, 15 mai 2007
Lire Proust 60 heures de suite, c'est possible
Une cinéaste a décidé de filmer la lecture d'A la recherche du temps perdu, jusqu'en 2050.
Véronique Aubouy est une artiste habitée par La Recherche, elle se l'est appropriée afin de présenter, de vendredi soir à lundi matin, 60 heures de projection continue, déroulant ainsi le projet de sa vie, Proust Lu, 60 heures. Depuis 1993, 582 lecteurs choisis au gré des rencontres se sont mis en scène devant sa caméra pour lire deux pages d'A la recherche du temps perdu. Les lecteurs choisissent une mise en scène et échafaudent leur lecture comme bon leur semble, transformant ainsi le « je » singulier de l'œuvre proustienne. Cette performance ne représente en fait qu'un tiers du projet pharaonique que Véronique Aubouy a décidé d'entreprendre.
Il reste à ce jour plus de trente années de travail, qui devraient représenter au total 150 heures de film, pour arriver aux dernières lignes du Temps retrouvé. Elle évoque son travail comme une nécessité, celle de donner vie au narrateur, « un télescopage entre l'écrit et l'oral » qui réactiverait le temps perdu. Cette performance-projection qui s'est déroulée à l'espace Khiasma, centre d'arts visuels des Lilas, a tout prévu pour que le spectateur, du simple curieux au plus passionné, reste le plus longtemps possible : des matelas et des coussins ont été mis à disposition, des performances ont eu lieu aux quatre coins du centre et un prix a même été décerné au spectateur le plus assidu. Des performances slam se sont déroulées dans des lieux insolites des Lilas et de Bagnolet, donnant ainsi de la littérature à écouter, simplement.
Véronique Aubouy n'en est pas à sa première performance ; elle avait déjà exposé à la Biennale d'art contemporain de Lyon, au Lieu Unique de Nantes et à la fondation Guerlain, entre autres, proposant à chaque fois un fragment de son travail inachevé. Comme Proust, elle a conscience que son entreprise est « une œuvre impossible » et que c'est justement de cette impossibilité que naît le processus de mémoire qui provoque la réminiscence des moments oubliés, chez elle et chez l'auditoire. Véronique Aubouy a réussi ici un pari fou en donnant un second souffle à cet empire littéraire qu'est La recherche du temps perdu : elle lui prête le temps d'une vie pour entendre, visionner et se perdre dans ce récit considérable et labyrinthique.
S.C