ACTUALITÉ DE VÉRONIQUE AUBOUY
- TENTATIVE DE RESUMER LA RECHERCHE EN UNE HEURE
Prochaines dates : 9 avril, 13 mai et 25 juin 2025 à la Maison de la poésie, Paris
- TENTATIVE DE RESUMER LA RECHERCHE EN UNE HEURE
Prochaines dates : 9 avril, 13 mai et 25 juin 2025 à la Maison de la poésie, Paris
Livre de Véronique Aubouy & Mathieu Riboulet
Grasset
Parution le 10 septembre 2014
C’est une célébration à deux voix de la lecture de À la recherche du temps perdu qui est proposée ici, et de l’acte de lire, ce livre-là et d’autres, si précieux à l’infinie communauté des lecteurs que nous formons tous tant que nous lisons, tels ce comédien ou ce paysan des Cévennes, ce fleuriste ou ce professeur de français, ce vigile de banlieue parisienne ou ce bijoutier de Beyrouth qui peuplent ces pages… Au départ de cet objet littéraire non identifié se trouve un film, Proust lu, dans lequel la cinéaste de notre duo filme une lecture intégrale de l’œuvre de Proust. Mais nul besoin d’avoir vu le film, et même nul besoin d’avoir lu le livre, pour suivre les fils déroulés dans ces pages à coups de digressions, de jeux, de rêves, de fictions, brouillant les pistes du je, du nous, du genre… À la lecture célèbre, sur tous les tons, la présence et la permanence du livre dans les vies des lecteurs, vies quotidiennes, amoureuses, amicales, politiques, rêvées, voyageuses…
http://towardgrace.blogspot.fr/2014/09/proust-en-filmant-en-ecoutant.html
Photographie de Jean-François Paga
Extrait du livre :
Deux jours auparavant, il avait brusquement cessé de lui parler du livre.
Avant il fallait en parler tout le temps, et ce n’était jamais assez. Il était même arrivé que l’homme la réveille en pleine nuit pour lui lire un passage. Sans parler du jour où, partis avec les enfants en Touraine, ils avaient dû faire demi-tour pour revenir chercher le livre oublié sans lequel ces quatre jours allaient être une torture inimaginable. Le livre avait pris une place démentielle dans leurs vies, comme un être vivant exigeant et caractériel dont toute une famille subissait le diktat.
Mais soudain – cela se produisit pendant la lecture du tome II, A l'Ombre des jeunes filles en fleur - l'homme se referma comme un bloc étanche. La femme perçut instantanément qu’elle n’avait plus d’accès ni au livre, ni aux sentiments que la lecture pouvait déclencher chez l’homme. C’était comme s’il n’y avait plus de livre ! D’ailleurs l’objet livre avait disparu lui aussi, on ne le voyait plus traîner sur aucune table, sur aucun lit, alors qu'avant on ne voyait que lui. Le livre n’était plus qu’une allusion fuyante et inaccessible. Par un effet de boomerang l’homme se remit à s’intéresser à la marche de la maison, avec excès même, décida d’emmener la voiture au garage, voulut gérer lui-même le rendez-vous du grand chez le dentiste et les problèmes de la petite avec la surgé au collège.
La femme, qui s’était résolue à l'accompagner dans sa lecture de La Recherche, dut soudain apprendre à faire l'inverse, à le laisser seul avec un livre qui n’était même plus réel, qui n’était plus qu’un soupçon de lecture. Ce ne fut pas facile, la femme ayant finalement pris du plaisir à cette deuxième lecture de La Recherche par émotions interposées. Proust était revenu dans sa vie sans prévenir, il l’avait la titillée, excitée, elle s’était prise au jeu, suivant à distance l’évolution du Narrateur, par le prisme d’un lecteur homme. Elle retrouvait même des souvenirs de lecture, comme si sa mémoire avait été un muscle qu’il fallait faire travailler et qui deviendrait chaque jour plus performant, à l’instar d’un abdominal ou d’un pectoral. La femme était chaque jour plus dans le livre, alors qu’elle ne le lisait pas. C’était un phénomène surprenant et jouissif.
Mais soudain plus rien, silence radio. La femme fut frustrée, elle fut même triste pendant quelques jours, la lecture par le biaislui manqua, le livre même lui manqua, comme un être peut nous manquer. Elle fut aussi reprise par la jalousie, mais une jalousie différente. Elle trouvait cela choquant que l’homme cache le livre, c’était son livre tout de même ! Elle avait la sensation que ces deux-là, le livre et l’homme, étaient en train de tramer quelque chose dans son dos dont elle était exclue.
…/…
Lorsque mon mari, donc, commença la lecture de À l’ombre des jeunes filles en fleurs, le silence se fit, qui accrut mon trouble bien davantage qu’il ne m’apporta de calme. Car forcément, succédant à une période de volubilité, il cachait quelque chose. Une sorte de gravité l’avait envahi, il paraissait soucieux, gardait toutes ses impressions pour lui, éludant mes quelques questions quant à la progression de sa lecture, se contentant de vagues « Ça avance » qui, moi, ne me contentaient pas le moins du monde. Mais je n’avais évidemment pas la moindre marge de manœuvre pour protester, interroger moins encore…
Je conjecturais donc depuis quelques semaines quand la fameuse photo-signet tomba du volume, ou plutôt quand, n’y tenant plus, indubitable geste de jalouse que je me surpris moi-même à commettre, je me saisis du volume sur sa table de nuit pour examiner de plus près son nouveau marque-page : une belle jeune fille rayonnant au milieu de deux jeunes gens, l'un d'eux tenant par la bride un cheval, tous trois arborant de longues et épaisses chevelures, celle de la fille rousse. Au dos, une inscription en latin : Flexit amans oculos. Résultat de ma petite enquête mesquine : il y a bien longtemps, il avait eu une tignasse et parlé latin.
Ce n’était pas mince, compte tenu du fait que j’ignorais tout de ces deux aspects de la personnalité de l’homme dont je partageais la vie depuis des années et des années. Mais je n’avais encore rien vu, ou plutôt entendu. Une brève investigation, que je voulus habile et discrète, c’est-à-dire neutre (et cette volonté généra probablement des résultats exactement inverses), m’apprit que non seulement il avait été amoureux de cette fille, déduction à la portée de la première idiote venue, mais qu’en plus elle portait le même prénom que moi, et, comble de tout, qu’il l’avait oubliée jusqu’à ce que le livre réactive des pans entiers de sa mémoire qu’il tenait pour morts. Naturellement je n’en crus pas un mot, le questionnai sur ce qu’était devenu le cheval et m’abstins de lui demander de qui était amoureux le second garçon de la photo : de la même rousse ou de lui ?
Lorsque, peu après, il passa du Côté de Guermantes, il laissa la photo dans les jeunes filles, fleur parmi les fleurs, se mit à rire en lisant, renoua avec nos conversations. Pour moi, et pour lui aussi je pense, pour de tout à fait autres raisons, l’alerte était passée, et le plaisir que j’éprouvai par la suite à accompagner sa lecture et ses découvertes fut sans nuages. Comme si j’avais eu besoin, moi aussi, d’une période d’adaptation pour accepter l’idée que si ce livre avait produit tant d’émotion, et presque de bouleversements, dans ma vie, il n’y avait aucune raison pour qu’il en allât autrement dans la sienne, et sans doute mon amour pour lui, voire notre amour mutuel, en fût-il consolidé. De sorte que, quelque temps plus tard, au cours d’un dîner après la première d’une pièce qu’il avait montée dans un théâtre de province, lorsqu’il s’abîma dans un aparté infini avec une ravissante jeune femme, compagne d’un de ses acteurs, à propos de leur lecture respective et simultanée de la Recherche, je les laissai tranquillement deviser et regagnai l’hôtel en toute quiétude, sachant dans quel puits sans fond ils étaient immergés.
https://www.grasset.fr/livres/la-lecture-9782246799467
Film 34 minutes
Jean est un sapeur-pompier dont l’amie Albertine, après l’avoir quitté, a succombé à un accident de cheval. Sa douleur est d’autant plus vive qu’il pensait qu’elle allait revenir vivre chez lui. C’est une double peine qu’il tente de confier à ses collègues pompiers entre deux sauvetages. Son chagrin et ses doutes remplissent d’un seul coup la vie de la caserne.
Ce film a obtenu une Mention spéciale au FID Marseille 2018 et le prix GNCR à Côté Court 2019
Sélections en festival : FID Marseille 2018 compétition française ; Etats généraux de Lussas 2018 Expérience du regard, Ji-Hlava festival 2018, compétition internationale Opus Bonum 2018, IKFF Hamburg 2019, Côté Court compétition française 2019
EXTRAIT https://youtu.be/ZQzNrTEAnDk
Un film de Véronique Aubouy, librement inspiré d’Albertine disparue de Marcel Proust
Directeur de la photographie : Hugues Gemignani; Son : Rosalie Revoyre, Jérémie Halbert; Musique : François Marcelly-Fernandez, Lam Son N’Guyen, Rudolph DiP; Montage : Camille Lotteau; Montage son : Suzanne Durand; Mixage : Florent Lavallée; Producteur délégué : Nathalie Trafford, Paraíso Production Diffusion; Coproducteurs : Vladimir Léon, Les Films de la Liberté, LMTV, HAL
Avec : Jean Houtin, Lyna Khoudri, Salomé Chollet, Isolde Faria, Frédéric Divet
https://laregledujeu.org/2018/06/26/33977/a-propos-d-albertine-a-disparu-un-film-de-veronique-aubouy/
https://www.journalventilo.fr/agenda/seances-speciales/89717/albertine-a-disparu
Interview de Véronique Aubouy par le FID MARSEILLE 2018 :
1/Vous êtes familière de l'oeuvre de Proust. Vous avez entrepris de filmer depuis 1993 la lecture exhaustive dans l'ordre chronologique des 8 volumes "La recherche du temps perdu". Cette aventure comprend à ce jour 120 heures de film. Pourquoi cette entreprise au si long cours ?
L'idée d'un film très long s'est imposée au moment-même où j'ai décidé de faire un film à partir de la Recherche. Ce n'est pas une idée très originale, mais comment y résister ! Prendre une vie pour faire lire un livre qui a été écrit en une vie. Longtemps le film n'a pas été montré, c'était juste un geste un peu secret, dans lequel j'incluais tous mes proches. Peu à peu, ce geste est devenu quelque chose qui rythme ma vie, comme les repas, le sommeil. J'y vais comme je respire. Je viens de finir le montage des 15 dernières heures, le film Proust Lu dure (à ce jour) 131 heures et 46 min.
2/ Comment en êtes-vous venue à en vouloir mettre en scène un extrait avec cet épisode d' "Albertine disparue" ? Qu'est-ce qui a guidé vos choix de coupe dans le texte ?
Le film Albertine a disparu est né d'une rencontre : avec Jean Houtin, pompier volontaire et fou de Proust. Il m'avait lu deux pages dans Proust Lu en 2008 et sa manière hyper sensible d'approcher la Recherche m'a bouleversée. Il en parlait d'une manière qui était tellement différente de la mienne, la mêlant à sa propre vie ! Il incarnait déjà, à sa propre manière, cette personne hybride et si riche, le lecteur qui se confond avec le narrateur tant il s'est "lu" dans le livre. Je lui ai donc demandé de raconter le livre à la première personne. Quant au choix d'Albertine disparue, tome 6 de la Recherche, il est lié à la notion tellement cinématographique de l'accident qui ouvre le roman et qui, adapté au monde d'aujourd'hui, déclenche un appel d'urgence des pompiers.
3/ Le parti pris est celui d'un film bref, ramassé, inattendu pour une adaptation de Proust. Pourquoi ?
Ce qui est fascinant avec la Recherche, c'est qu'on peut l'ouvrir n'importe où et entrer dans le livre : on ouvre et on se trouve face à une phrase qui parle de nous. C'est ce que nous avons fait dans ce film: nous avons ouvert quelques pages au hasard dans ce livre qui parle de nous.
4/L'action est transposée de nos jours, avec des pompiers, et se déroule principalement dans leur caserne. Qu'est-ce qui a guidé ces choix ?
Dans cette caserne où Jean retrouve ses collègues et leur confie son chagrin, nous sommes un peu comme dans un fort (au sens de Fort Apache) dont l’activité invisible depuis l’extérieur n’est qu’une expression cachée des dangers et des accidents qui se déroulent à l’extérieur. La caserne des pompiers est ainsi un lieu reflet de notre société, un miroir central aux effets grossissant des angoisses de l’accident et de la mort. Il permet donc de jouer entre l’effet d’un quotidien ordinaire et documentaire et l’effet extraordinaire des symboles de notre société qu’il dégage.
5/Vous avez choisi de travailler avec des comédiens amateurs. Comment s'est fait le casting ? le travail sur la langue ? Sur le phrasé, la diction ?
J'aime de plus en plus l'improvisation. Je la pratique en performance, mais elle est aussi le propre du documentaire : il y a un cadre de tournage mais ce qui arrive une fois le moteur de la caméra lancé est aléatoire. Jean improvise son récit, et ses collègues lui répondent, animés autant par l'intérêt qu'ils portent à son histoire que par ce que celle-ci leur apprend de leur ami Jean. Ils ne sont pas acteurs, et pourtant ils parlent et regardent juste. C'est que leur qualité d'écoute est intrinsèque à leur activité de pompier : écouter l'autre, sa douleur, ses angoisses. Lorsque Jean leur confie sa tristesse ils sont juste à l'endroit qui est leur quotidien.
La question de la langue est avant tout ce naturel des échanges entre ces personnes qui se connaissent depuis longtemps et ont traversé ensemble des situations extrêmes. Ils nous offrent des perles de langage, le portrait intime du huis-clôt caserne, corps et langage. Et l'introduction tout à fait naturelle, comme allant de soi, dans un récit improvisé, de mots venant d'un livre comme servante, télégramme, blanchisseuse... cela a été une de mes grandes joies ! Je touche dans ce jeu d’adaptation directement à mon désir de faire du cinéma. Avec une approche documentaire d’une parole libre, mais tournée comme une fiction, je place le spectateur entre son beau siège de cinéma et le strapontin confortable qui se déplie à ses côtés. Il a une fesse sur chacune de ces deux assises, il passe du documentaire qui joue sur la véracité à la fiction qui joue sur le crédible. Jean parle de lui-même comme s’il était le Narrateur de Marcel Proust, alors qui avons-nous réellement donc devant nous ?
6/Par ailleurs, vous introduisez quelques bribes qui n'appartiennent pas au texte de Proust, mais de façon presque indiscernable. Pourquoi ?
Le récit oral se confond avec le récit écrit, le récit de Jean avec ses propres mots avec les phrases de Proust (notamment le long monologue face caméra), avec les dialogues appris extraits du livre... autant de modes de lectures d'un livre. Ce qui m'intéresse depuis toujours, c'est comment un livre vit dans l'espace réel et dans le temps, depuis le moment plein d'odeurs et de bruits extérieurs où il est lu, amplifié par les sensations propres, puis laissé de côté, confondu avec d'autres récits, oublié, jusqu'au moment où il resurgit se mêlant dans le souvenir avec des épisodes de nos vies, comme autant de vies vécues.
7/La seule sortie de la caserne a lieu en ville, avec l'épisode des jeunes filles. Selon quelle nécessité ?
Il y a aussi les enfants, l'ouvrier et la jardinière qui interrompent leurs gestes pour écouter l'histoire qui résonne hors de la caserne. Dans cette ville habitée par un récit, ces jeunes filles se situent dans un plan purement fantasmagorique. Elles incarnent le désir d'un narrateur d'un autre temps sur notre époque actuelle, sa projection infinie de jeune homme dans le temps.
8/Est-ce que cet épisode en annonce d'autres ?
Oui, je m'apprête à tourner le volet 2 en Polynésie !
Comédie documentaire de Véronique Aubouy, 2017
Vidéo HD couleur, 29'10"
https://www.youtube.com/watch?v=4uc1pPzUN6U&t=281s
Avec Micaëla Henich, Joseph Mouton, Edouard Rosenblatt, Ralph Jacob, Doris van Drahten, Sarabelle Haber, Caroline Gautier, Orso-Manuel Picon, Corinne Moreau et la voix de Jacques Derrida
Enfant, Micaëla Henich vit à Paris au sein d’une grande famille roumaine dont le mot d’ordre est CHUT. Un silence qui dissimule un secret de famille. C’est la veine qui innerve tout son travail. En 1996, elle réalise Mille et tre dessins à l’encre de Chine et propose à cinq poètes de les dessiner en mots. Ils relèvent le défi. Le texte de Jacques Derrida s’attache particulièrement au secret. Aujourd’hui, le film de Véronique Aubouy nous invite à entrouvrir une porte vers ces dessins muets et le secret qu’ils ensevelissent.